Représentation et art
L'expérience de l'art ne commence vraiment qu'aux limites de la représentation, déclassant les images projetées en nous, par culture, par soi-même, au rang de pots de fleurs.
Admettons cette signification simple de représenter : rendre présent.(1)
[a] La représentation
Dans la version forte, in fine tout est représentation. Pour Schopenhauer, même la matière est représentation ! Incluons l'espace-temps. Ce penseur s'adresse ici à toute la sphère du vivant (au moins).
En un peu plus light : le seul accès au réel que nous ayons serait la fiction, ou disons, les constructions de récits, de systèmes, de musiques, d'images, de formes... ainsi que les croyances en des êtres, comme les individus, les particules, les nombres, les montagnes, les astres...
On peut ajouter ici que tout souvenir (même de quelques secondes) est une pure construction mentale à partir de vagues bribes subjectives. Que l'histoire des hommes est un récit fabriqué suivant des raisons sensées (et non des causes naturelles). Que les tracés et tableaux mathématiques sont des projections réductionnistes. Que la microphysique et la cosmologie explorent et actualisent notre ignorance sur ce qui est, malgré l'élaboration de modèles contre-intuitifs formidables.
Revient-on toujours, par défaut, à un réalisme platonicien ? La faute aux mathématiciens ?
Y a t-il une "cause mentale" liée à l'espace-temps ?
Toutes les données, les faits, adviennent en quelque sorte à valeurs égales avec les idées : en représentations, en image-tampons. Si je dis "une chaise", une image-tampon nous vient immédiatement. Idem si je dis "un triangle", ou "le jour", ou "vite", etc.
Les données factuelles découlent-elles d'idéalités bien réelles (et non-physiques) ? Je ne crois pas.(2)
Les douleurs physiologiques, les températures et pressions, la probabilité d'une catastrophe (nucléaire, économique...), la force de Newton... seraient entièrement des représentations ? J'en doute : bien des choses sont des représentations (comme tout le monde), sans qu'on puisse jamais les y réduire, tant les données précises et leurs interrelations sont complexes et contingentes.
L'espace mental n'est pas indépendant du corps ni du monde physique. Parfois, je peux m'apercevoir que "tout est là", réellement là (dont mes échanges avec l'environnement immédiat, lequel est lié à un contexte plus vaste...), sans pour autant pouvoir comprendre (ou réduire) cette expérience, ni la traduire en signes, en images. La représentation est en lien avec la réduction sans vraiment l'admettre.
[b] La représentation
Dans une version plus psychosociologique, la représentation concerne ce que nous imaginons, interprétons, produisons, écrivons, ce que nous créons au bord ou au fond d'une réalité communément admise — nos vies contraintes dans une bulle causale complexe.
J'admets qu'en entrant dans un espace d'exposition par exemple, je sors de cette réalité — les parkings et les voies, le travail, la nourriture, les accidents, les aléas des maladies, l'inertie des choses, les attachements-détachements affectifs, etc. J'en sors, y compris si les œuvres exposées ou exposantes contreviennent aux images-tampons, me plaçant dans une situation perceptuelle nouvelle.
L'invitation à voir autrement, en mettant en œuvre des créations et/ou des morceaux de réalité bruts : ceci n'est pas hors représentation. Des espaces et des dates sont sous les éclairages, liés à une communication déclarant une scène, un lever de rideau.
Mais, je pense que les bonnes œuvres d'art, bien qu'étant représentations, ne peuvent jamais s'y réduire entièrement tant leur dépassement est fort, tant une vraie énigme élève nos sens. Ceci me paraît important : un artiste conscient des représentations qui lui sont contemporaines, n'a surtout pas à s'y résoudre. En sceptique, mais faisant confiance à son inconnaissance, il avancera comme un chercheur, et non comme un illustrateur de propos ou un producteur.
[c] La représentation
Ma société est un univers de marchés et de sectes, saturé d'images ostentatoires ou sournoises, répétitives et surtout : aveuglantes. Des images-tampons sont certainement utiles aux êtres vivants dans la nature, mais sont en ce monde si artificielles ou propagandistes, racoleuses, que lorsqu'on s'y fie (par faiblesse), on baigne inconsciemment dans un déni de réalité potentiellement ravageur. Le monde ne correspond pas à la pauvre imagination d'un esprit saturé. La ténacité intrigante des représentations dans le temps est comparable aux légendes urbaines ou rurales, aux dictons, proverbes et croyances séculaires au surnaturel.
• On rencontre encore des descriptions d'atomes faisant tourner des boulettes autour d'une grappe ronde, un siècle après la physique subatomique. Autant y mettre des émoticones !
• Voir les transformations de l'homme dit "préhistorique" au cours des décennies. Encore récemment des dessinateurs d'humour incarnaient Homo sapiens (nous) en une silhouette d'Homo habilis voire d'Australopithèque ! Symbolisme oblige. Il faut bien vendre aux ignorants qui souhaiteraient le rester.
• Avez-vous vraiment vu la planète Terre ?
Etc.
[d] Et l'art
L'art plastique, en tant qu'expérience ou activité, ne se résume pas à une affaire de représentation (sauf démarche spécialement sceptique). L'artiste est contemporain d'un ensemble de représentations d'ici et d'ailleurs, à partir de quoi son faire prend position et franchit nécessairement des limites. La surabondance des images qui envahit littéralement la sensibilité humaine est contemporaine du monde de consommation de masse, du paraître, de la réussite des mensonges, des croyances et des lobbies...
En somme pour un artiste (comme pour un chercheur), il ne s'agit pas de faire de la représentation telle qu'on la connaît, mais de la surpasser ou de la rendre problématique. LL 2013-2017
[1] En ce sens, des artistes disent "donner à voir", "révéler", "mettre en évidence", "to perform", ...
[2] Voir sur ce site : Physicaliste athée, je suis
Exposition du vide en 1958 par Yves Klein à la galerie Iris Clert.